Article publié dans la revue Mexico Aztecas y Toros IV (2014). L’association organise son Assemblée Générale à l’occasion de la journée taurine d’Arzacq. Quelques numéros de la revue sont encore disponibles.

L’obscurité était totale. La nuit venait juste de tomber épaisse et sans issue. Il ne voyait pas où il posait ses pas. L’autobus déglingué l’avait laissé aux portes du village : vague halo lointain, dont il entendait le vacarme, les cris innombrables des enfants, les pots d’échappements usés, les aboiements lamentables de  quelques chiens qu’il imaginait faméliques et aussi, plus loin, quelques improbables « rancheras » déformées par un haut-parleur à deux doigts de rendre l’âme. Il avait pour projet de rejoindre ce lointain magma lumineux et bruyant mais l’asphalte était coupée à l’entrée du pueblo : c’était un chemin de sable et de pierres accumulées. Il ressentait tout de même une sorte de sérénité qui émanait de l’air. Il ne faisait ni chaud, ni froid  et un léger souffle tiède baignait son visage. Il chargea son sac sur le dos et marcha en direction de la lumière et du bruit des hommes, avec prudence, mais sans peur non plus… un sentiment qu’à son âge il ne connaissait pas.

C’était un anglais qui lui avait recommandé cet endroit. Comme lui, il habitait une mansarde sordide au 7ème étage du « Galvestone Hôtel » avenue de Los Insurgentes au centre de la capitale, pour 20 pesos par nuit. Il avait l’allure de ces voyageurs expérimentés qu’il avait souvent rencontré, prêts à tout mais aussi souvent de bons conseils. Les Anglais c’était du solide, de vrais baroudeurs, comme lui-même rêvait d’en être -un état qui te transformait lentement, du moins le croyait-il en ce temps-là. Ils étaient allés ensemble à la « Monumental » voir un festival taurin. André avait été enthousiasmé, bouleversé par ce spectacle qu’il découvrait.

Au retour de la calle Rodin, dans le vacarme du métro, l’Anglais lui avait dit : « Tu veux connaître le pays profond ? Cesse d’errer sans but dans les rues de Mexico,  prends le bus et parts pour Tequesquitengo. C’est un village étrange bâti sur les bords d’un lac dont les eaux sont si claires qu’on y voit au fond des maisons, une église et l’entrée d’une ancienne mine de Teques, un minerai pauvre. Pendant la Révolution Zapatiste, les propriétaires de l’hacienda de San Juan qui possédaient des milliers d’hectares de collines ont noyé les habitations. C’est assez… heu ! Emouvant ». Tequesquitengo, oui, bien sûr ! « Je tiens le Teques » et le village avait été reconstruit au milieu des cactus et de quelques eucalyptus, sur les bords du lac qui servait de tombes aux ancêtres. Il paraît que les riches, car ils étaient revenus, faisaient, sur ces aux sacrées, du ski nautique…

Il avait donc pris la bus à la gare centrale, assailli par les marchands de tortas et les vendeuses de bières et de coca-cola qu’elles sortaient de seaux où les morceaux de glace fondaient lentement dans la chaleur étouffante, les infirmes et les mendiants, en direction de Cuernavaca, la ville du consul. Pour aller au-dessous du volcan… N’était-ce pas une destination romanesque ? Il avait adopté la suggestion de l’Anglais dans la seconde même, abandonnant sans regret sa piaule sordide du « Galvestone » et la rumeur menaçante de la cité géante.

Il marcha quelques mètres avec difficulté, trébuchant dans les trous qu’il ne pouvait voir. Il approchait du bourg ; il aperçut quelques ampoules de couleur suspendues au-dessus de la rue principale et des fusés qui partaient du centre de l’agglomération illuminaient un instant l’angoissante obscurité.  C’était un jour de fête. Trois jeunes gens de son âge approchaient. Ils lui mirent une lampe torche sous le nez et il recula, surpris, ce qui les fit rire.

Des trois Luis était le plus malin, Mauricio le plus costaud, Juan, taciturne, était le plus attentionné. Ils l’adoptèrent d’emblée et se conduisirent avec ce gringo comme avec un frère. Où pouvait-il dormir ? « Sur les bords du lac, je mettrai mon hamac », leur dit André. « Non tu auras trop de moustiques » répondit Juan. Luis ajouta « … et puis il y a ce vieux fou d’Humberto ; celui qui vend le mescal de sa fabrication et qui pêche à l’épervier les poissons qu’il grille sur place pour ses clients. Il vient sur le bord de l’eau dès le petit matin et il chante comme une casserole. Il te réveillera et tu auras mal à la tête » ajouta Luis et ils rigolèrent tous les trois.

Alors Mauricio fit un geste de la main et le petit groupe avança dans les ruelles qui serpentaient sur la colline au hasard de constructions précaires jusqu’à une sorte de cube de parpaings disjoints qu’ils lui affectèrent pour dormir. Il laissa là ses affaires en toute confiance et descendit avec eux jusqu’à la Cantina du village où, sur une dalle de béton bien lisse, on dansait au son d’un haut-parleur. Il fit comme ses nouveaux copains : il but des bières jusqu’à devenir saoul. Il paya largement son écôt car, de fait, seul gringo de l’assemblée, il était riche. Ils le ramenèrent en le soutenant par les épaules car il s’en tenait une belle. Eux aussi… et toute la bande dormit sur le sol battu de sa nouvelle demeure.  

Le matin, il se réveilla avec le soleil qui déjà frappait fort. Il avait le vague espoir que la Cantina serait ouverte et qu’il y trouverait du café. Dans une cour, un enfant déjeunait d’une galette de maïs trempée dans un bol de jus de piment « ay ! piquante » dit-il à son père en souriant. Quelques coqs chantaient, étaient-ils de ceux que l’on préparait pour ces combats mortels ? Pour le reste c’était un silence aussi épais que la nuit de la veille était sombre. Pas un bruit si ce n’était une sorte de lointaine rumeur, une galopade qui se rapprochait. Il allait entrer dans la rue principale quand une main accrocha son tee-shirt et le plaqua dans un recoin. Il n’eut pas le temps de se retourner. Il vit à quelques centimètres de lui, le frôlant presque, passer ces énormes zébus aux cornes gigantesques, à la bosse splendide, au front buté, trottant, houspillés et fouettés par des cavaliers aux pantalons de cuir, lasso à la main pour certains, chemises bariolées et chapeaux à large bord. Il put sentir leur odeur sauvage et violente. Il entendait le sourd grognement des monstres contrariés.

L’effrayant cortège parcouru la rue principale soulevant un nuage de poussière et partit vers La Cantina. Tout cela ne dura que quelques secondes mais pour le coup André avait eu peur. Il se retourna pour voir quelle était cette main salvatrice. Mais il n’y avait personne. Après une longue attente, il emprunta le chemin du terrible cortège et se rendit au bar du village.

« Es dia de toros » lui dit le serveur de la Cantina qui lui servit une bière car il n’y avait pas de café.  Derrière le bar il y avait une sorte de rectangle, long d’une quarantaine de mètres et large d’une dizaine. L’enceinte était close de murs épais et hauts, blanchis à la chaux et peints d’un liseré vert. Au sommet des dizaines d’hommes, jeunes et vieux, assis les pieds ballants. Ils étaient habillés de blanc pour la plupart et se protégeaient du soleil avec des chapeaux de paille usés. Au milieu, dans la poussière et la lumière brulante, André aperçu le zébu et l’homme qui l’appelait tenant une bouteille de mezcal à la main et un bout de toile de jute de l’autre. Il s’en tenait une bonne lui aussi et il marchait vers le zébu en trébuchant à chaque pas. Il appelait l’animal immobile en faisant de grands gestes et en hurlant des injures qui faisaient tordre de rire le public.

Alors le zébu partit pour une courte charge que l’homme évita une première fois grâce à un habile écart.  Mais il revint vers lui et l’homme recula et, mal assuré, glissa et tomba à la renverse, l’animal se précipita, le souleva à une hauteur qu’André jugea inouïe. Sa trajectoire coupa un instant le soleil qui l’éblouissait et il vit – oui un instant infime, il le vit, il en est encore sûr aujourd’hui- le regard surpris comme ahuri du type qui retomba violemment sur le sol. L’animal l’attendait à l’endroit précis de sa chute et la corne perça son ventre. Il tenait encore sa bouteille et sa toile de jute. Il se releva comme il put, se mit face au monstre et écarta les bars en signe de défi ; Une  nouvelle fois, il fut soulevé et, la chemise pleine de sang, il retomba au même endroit pour être une nouvelle fois transpercé. Rien ni personne ne vint à son secours. Il ne criait pas et ne semblait pas demander d’aide.

C’était « dia de toros » en Tequesquitengo et le spectacle dura toute la journée.

Pierre Vidal